Une des représentations artistiques la plus célèbre de l’océan est d’origine nippone. La Grande Vague de Kanagawa a été reproduite et répandue partout depuis l’aperture culturelle-commerciale du Japon au 19ème siècle car à l’époque on l’employait comme une estampe postale. L’œuvre est devenue un symbole de fierté et d’identité du peuple japonais et pour les Occidentaux c’est un coup d’œil intrigant dont le fond culturel nous fait régresser au mystérieux passé de l’archipel des samouraïs. La majesté de la scène ainsi que sa grandeur par rapport au facteur humain sont données par la perspective unique de la mer agitée, sauvage et implacable et en même temps si merveilleuse, si étonnante et si superbe. La vague en question non seulement est prédominante dans la peinture, mais aussi elle conduit le mouvement fluide et imparable du surf en jouant avec la magnitude relative des éléments présentés. C’est un véritable hommage à l’immensité de l’océan par rapport à nous, digne d’être considéré comme l’un des ouvrages emblématiques du Japon les plus respectueux de la nature toute puissante.
L’artiste Katsushika Hokusai est né à Edo le 31 octobre 1760 et fit partie du mouvement de l’ukiyo-e qui se pratiqua durant l’Époque d’Edo (1603-1868). L’œuvre appartient à une série des estampes gravées en bois appelée Les Trente-six vues du Mont Fuji et bien que ce travail soit une de ses productions artistiques les plus fameuses, n’est point le seul exemplaire remarquable. Tout au long de sa vie il fit plus de 30 000 dessins. De surcroît, non seulement l’artiste était un graveur et un peintre, mais aussi un poète populaire. Il changea plusieurs fois son nom de pile en alternant ses signatures. Chaque version différente est liée aux étapes professionnelles de l’auteur susmentionné.
La série de gravures du Mont Fuji fut faite entre 1830 et 1833, lorsque l’art était concentré à Edo, un centre urbain vibrant dont le port commençait à permettre l’échange avec les marines d’Occident comme les commerçants néerlandais et postérieurement tous les Occidentaux après une longue période d'isolation. Au milieu de cet accès, des nouveaux matériaux ont atteint les côtes japonaises. Cela laissa dorénavant des influences européennes dans tous les domaines de la société, l’art y compris. Hokusai intègre à son œuvre certains éléments provenant d’Europe, notamment de la Prusse, éponyme du Bleu Prusse, la teinture qu’ici avive parfaitement l’allure des vagues. Une autre contribution du vieux continent que l’on peut y apprécier est la symétrie spatiale dont la perspective très horizontale n’est point typique de l’art traditionnel japonais. Le point de vue de la vague respecte les règles de perspective de la peinture occidentale grâce à l’artiste Toyonaru dont les renseignements obtenus en Italie influencent désormais l’évolution de l’ukiyo-e.
L’essor de la classe bourgeoise des artisans et des marchands dans les règlements côtiers ouvra un marché pour la commercialisation d’art moins coûteux que celui des peintures ostentatoires exclusives des aristocrates. C’est pour cela que l’ukiyo-e connut un énorme succès grâce à l’aséité de le reproduire de façon consistante. Le mouvement artistique captura à la fois de nouveaux thèmes de l’époque comme les belles dames, les offices des citadins et les paysages naturels et de la vie quotidienne. La sobriété de traces en conjonction avec des bordes prononcés distinguent les compositions de l’ukiyo-e en faisant référence aux croyances religieuses du shintoïsme dont la philosophie du « monde flottant » est une allusion directe au concept de l’impermanence des choses. En bref, une caractéristique quasiment absolue de ce type d’art est l’absence habituelle d’un « terrain » qui accueille tout le conjoint car la vie n’était qu’un beau souffle éphémère pour les Japonais.
Hokusai s’est spécialisé dans la gravure des paysages ruraux et naturels comme les champs agricoles, les jardins, les villages et la mer avec une forte fascination pour l’équilibre naturel et la place de l’homme parmi les autres éléments façonnant le monde. Le dynamisme harmonique de cette œuvre permet apprécier la maîtrise technique que l’artiste atteint après des années de perfectionnement puisque celle-ci n’est pas la première qu’il a dessiné une vague mais c’est la plus épurée. Il avait plus de soixante ans quand il l’a réalisée.
Ce type de peinture pourrait être décrit comme une expression de la cosmologie nipponne, la quintessence de sa culture contemporaine, insigne de l’époque d’Edo, qui fut une étape de paix et du fleurissement de la civilisation japonaise. Pour mieux comprendre le style des artistes de cette période on pourrait aussi le comparer avec l’impressionnisme en Europe bien que la profondeur du sens complet ne soit guère au même niveau. Lorsque le style d’art japonais arriva en Europe, le style de Hokusai en particulière influença des grands Impressionnistes comme Claude Monet, Henri Matisse et Edgar Degas. Plus largement son œuvre fait partie du japonisme, la fascination des Européens pour la culture et surtout l’art japonais pendant la deuxième moitié du 19ème siècle et le début du 20ème siècle. Par ailleurs, le compositeur français Claude Debussy utilisa l’image de la Grande Vague dans la couverture de « La Mer » en 1905.
La technique employée par Hokusai consiste à graver sur une planche en bois pour former un dessin, puis, il est peint et pressé sur un papier qui sert de toile finale. Cette méthode a permis aux artisans de reproduire en masse ce type de dessins. Cela explique l’engouement immédiat de citoyens locaux et après des étrangers, car il est pratique et objet de beauté en même temps. Dans les Trente-six vues du Mont Fuji on pourrait assumer que le volcan serait toujours le protagoniste mais ce n’est pas du tout le cas. En fait les points de vue sont tous très différents les uns des autres. Le Mont Fuji est ainsi un élément central dans l’ensemble de l’œuvre mais il devient un sujet secondaire si on remarque chaque tableau individuellement. Le thème principal dans ce cas-ci est évidemment l’énorme crête d’eau menaçant le trajet des pêcheurs alors que le Fuji reste diminué au fond.
Différencier les plans dans cette œuvre est essentiel pour comprendre ce que le peintre a voulu transmettre car cela donne une partie ample du sens. Dans le premier plan, une vague à gauche en bas, bien plus petite que l’autre est déjà en train d’engloutir une des trois embarcations qui traversent la baie d’Edo. On peut déduire que les malheureux pêcheurs se trouvent à la merci d’une tempête ou peut-être d’un typhon. Cette vague agit comme annonciatrice de ce qui se passera dans le deuxième plan, où la grande vague menace d’écraser le bateau au centre. La terrifiante masse d’eau prend vie comme une créature lançant ses griffes d’écumes. Grâce à la vue plus excentrique du bateau au centre, à gauche l’arc est visible et dépourvu de marchandises, impliquant qu’ils reviennent de Edo. L’arrière-plan est beaucoup plus lointain est là on voit la silhouette neigée du magnifique Mont Fuji ainsi qu’un cumule de nuages quasi imperceptibles. En effet, comme le titre l’indique, la scène est située dans la préfecture de Kanagawa au sud de l’actuel Tokyo et au sud-est du Mont Fuji.
Quant aux couleurs et aux formes, il y a une double et plutôt subtile symétrie. Le bleu Prusse de la mer s’équilibre avec le ton ocre pâle du ciel tandis que la blancheur de l’écume sur l’eau suggère un mouvement intense et oscillatoire. La ligne qui divise la mer du ciel dessine une courbe qui fait allusion au symbole du Ying-yang, montrant l’influence bouddhiste dans l’œuvre. C’est une représentation très claire de la vision orientale d’une réalité duale où l’homme lutte pour donner un équilibre et un sens à son existence. Ainsi, Hokusai partage non seulement sa vision du monde réel à travers de cet instant tendu et dramatique, mais aussi ses convictions spirituelles les plus profondes (j’ai choisi la Grand Vague de Kanagawa parce que c’est l’allégorie artistique qui explique le mieux cette idée).
En définitive, l’œuvre est un exposant inégalable de l’art qui fut, est et sera une source d’inspiration pour celui qui veut et un grand rappel de notre vulnérabilité face à la puissance de la nature. D’après moi il n’y a une meilleure œuvre qui évoque autant de choses en utilisant un paysage de la mer. C’est une ode quasi parfaite à la nature, hors de la fausse exclusivité occidentale sur l’art. Il faut être éclectique pour ressentir non seulement la beauté esthétique de l’œuvre mais surtout son sens tacite : nous sommes éphémères, certes, mais si nous voulons atteindre un équilibre il faut que nous soyons capables de naviguer entre les périls du monde et que nous soyons suffisamment sages pour apprécier humblement la beauté infinie de la réalité ; une réalité « flottante ».
Faire parler la peinture
« J’essayerai d’englober le quotidien et l’extraordinaire, le chaotique et l’harmonieux, l’humain et le naturel, le violant et le pacifique, le terrestre avec le surnaturel, le physique et le spirituel. Aujourd’hui j’ai envie de graver du mouvement, du dramatisme et de la grandeur. Aussitôt que j’aurai fini mon thé, je vais commencer la vue suivante du Fuji. Mais cette fois-ci je veux que la montagne ne soit pas le porteur de tout cela, non. Il n’est pas assez dynamique pour accomplir cet empressement. Je graverai une vague, oui, pour pouvoir appliquer le pigment bleu qui m’a bien plu. Je veux créer une atmosphère immersive, pleine de tension et d’incertitude. Un instant précis juste avant que la vague monstrueuse libère toute sa force. Je dois être attentif car je ne veux pas une scène brutale et démesurée. J’utiliserai un tout petit gouge pour graver les détails soigneusement. Et la vague ne peut pas être une entité sans vie, comme une masse colossale et malveillante. La vague respire et rugit. Elle est vivante. Donc je lui donnerai des griffes et du mouvement pour la rendre vivante. C’est l’occasion idéale pour intégrer aussi les pêcheurs de Kanagawa et ses bateaux à rames pour mieux situer l’angle et la localisation de la scène. Comme d’habitude il va falloir du temps, mais j’irai près de la baie chaque fois qu’une tempête surgira pour regarder, au fil de mon siège, la danse mortifère entre les pêcheurs et la mer. J’espère que le Fuji sera visible depuis là. »
Santiago Altamirano
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