Vernon avait erré à travers des méandres et des rues du 8ème arrondissement pour mendier mais sans beaucoup de succès, au moins, il a pu manger au Macdo avec le fric que Kiko lui avait dépanné deux semaines plus tôt, juste avant de le faire sortir de chez lui. Là, assis devant un parc fermé il grognait en mangeant- Il m’a fallu près de 7 heures pour ne me faire que 6 euros 73, j’ai que 16 euros maintenant, je sais plus comment faire, je n’en peux plus de cette merde ! C’est débile de faire la manche tous les jours.- Il se voyait si fracassé qu’on aurait dit que les pigeons au-dessus de lui le jugeaient en le fixant des yeux. Lorsqu’il se dirigeait vers l’Ouest pour rejoindre Laurent, il pleuvait misérablement, un rappel satirique de son choix de ne pas porter de parapluie. Une erreur fatale pour un sans-abris débutant comme lui.
Par contre, son collègue avait laissé tout à la chance. Il a fait le paresseux intelligent. Vu qu’il allait pleuvoir, il est allé à son coin habituel et il a posé une boîte en métal sur laquelle il a posé un bout de carton avec une légende pas très amicale, mais bien efficace : « Eh mec ! si t’as une p’tite monnaie lance-la, sinon ce n’est pas la monnaie le seul truc p’tit dans tes poches ! Merci bien ! » Laurent s’est donc limité à bouffer une boîte entière d’anchois du stock personnel qu’il gardait en dessous de son sac de couchage, dans la commodité de son camp sous le pont. À sa surprise il avait rapporté 19 euros sans rien dire et sans finir tout mouillé à la différence de son ami pupille. Tout cela grâce au fait de persuader les types peu confiants. Il connaît bien son bien-aimé public piéton. Ayant réussi à acheter des conserves et même de la bière pour ce soir, il s’est occupé du feu de camps dans le tonneau.
Vernon arrive à sa tanière, tout fatigué, en détestant le fait qu’il avait marché sous la maudite pluie sans cesse ; une randonnée minable, une journée incroyablement agaçante, rien de beau ou de bénévole pour lui, sauf le sourire de la fille qui lui avait donné sa commande de 10 nuggets. A peine rentré, il se lance violemment contre la paroie pour se reposer en faisant flotter la terre fine, il tousse un peu, lève la tête, puis, il sort son briquet et allume la meilleure partie du jour jusqu’ici. Laurent le regarde stupéfait, curieux, étant épanoui et juste un petit peu bourré comme d’habitude, il est sur le point de rire burlesquement de son coloc de rue. -Putain ! on dirait que quelqu’un t’a traîné dans la boue le long de la Seine ! – lui dit-il en contenant son rire. – si tu veux pas que je te casse les dents avec une brique, je te suggère de fermer ta gueule, c’était pas ma journée putain ! Les gens sont tous des sales cons dans ce quartier ! Laurent lui tend une bière comme un signe de compassion. -Allez tiens une canette pour te faire baisser la rage, et du coup, toi, t’es fait voler ou quoi ? t’as le moral dans le cul, toi. Vernon fume sa clope en tremblant lorsqu’il enlève sa veste et la pose à côté de lui. Il expulse la fumée, comme une espèce de soulagement. Il regarde fixement la bière pendant un court instant et d’un coup il l’accueille chaleureusement à sa bouche. Il a encore des traces de colère, mais il répond plus calmement : J’ai fait l’idiot pendant des heures et c’était l’expérience la plus dépressive que j’aie jamais eue vieux. Je pige pas comment tu fais par contre, j’ai du mal à mendier, je sais que tu le fais depuis longtemps, mais je sais pas du tout comment tu as fait pour supporter ça, puff ! je sais rien ou quoi ? – Laurent intervient tout en gardant un ton mesuré, voire sage. – mon frère, si! Tu viens de le dire ! C’est bête de te comparer à moi parce que ça fait qu’une semaine que tu vis comme moi. Moi, j’ai arrêté de compter les jours, les mois parce que ça sert à rien. Je vais te dire un secret alors. Toi tu es quelqu’un de meilleur qu’une telle vie, comme la mienne. T’a encore des choses à perdre. Par contre moi, je m’en fous, j’ai rien à perdre ! et la clé est celle-ci. Donc t’inquiète pas mon pote, il ne te manque qu’un atout pathétique ! – Ne me débite pas un sermon toi ! Dit Vernon peu enthousiaste. Par contre il est enthousiaste de sa bière. – bon il me semble que quelqu’un est un peu stressé, n’est-ce pas ? Donc je le laisse tomber. J’ai eu une journée si chouette que pour moi, vas-y ! Sois un pleureur de cul rétréci au lieu de voir le bon côté ! – Lance Laurent furieux et notamment touché par la froideur de Vernon et aussi par la fièvre qu’il sent monter grâce à l’alcool. Ils sont restés bouches closes pendant un petit moment. Étrange, l’air que l’on sent après un échange si foutu. Il était clair que la pression et la déception vécues ce jour-là avaient rendu Vernon intraitable, féroce envers les autres. Les gens peuvent être vraiment méprisants envers les vagabonds. Surtout s’ils n’ont pas la délicatesse d’un bon vagabond, c’est-à-dire une distance acceptable, une attitude soumise et rabaissante, sans aucune réclamation contre le cynisme social. Vernon ne se voyait pas comme un homme sans maison ou au moins quelque foyer putride dans une banlieue, il n’avait pas l’air d’un homme abattu par les drogues ou le chômage.
La nuit est tombée soudainement sans préavis ; parfois il est difficile de percevoir le coucher du soleil quand il y a un milliard de bâtiments juxtaposés entre toi et la fin de l’horizon. Le feu avait déjà été éteint et les deux mendigots étaient chacun dans leur sac de couchage, un mètre de terre entre eux. Laurent s’était réveillé pour boire de la liqueur d’une petite bouteille plate en métal qu’il gardait toujours avec lui. Vernon ne pouvait pas concilier le sommeil, il était tordu, regardant le côté opposé à Laurent, qui venait lui annoncer une bonne nouvelle. – Eh ! le perdant de l’année, j’ai un p’tit cadeau pour toi, j’ai trouvé l’adresse du vieux bassiste à qui tu voulais faire coucou, ça m’a pris un bon paquet de temps et de monnaies mais ça y est. Perplexe, Vernon se tourne vers lui. - C’est pas vrai ! Comment t’as fait pour le retrouver ? – J’ai dû surexploiter la pitié du chinois de l’épicerie là-bas et le bon homme m’a laissé passer quelques appels. Très malin, haha non ? – T’es sérieux là ? C’est génial, t’es un ange gardien ! – Ah ! plutôt un démon gardien ! - Eh bon merci pour ce que tu m’as dit, j’suis un con. J’ai dit que des bêtises. Laurent retourne à sa position en déployant la couette sur lui. – Ha ! au moins tu l’avoues, pas de souci… p’tit con. Il se rendort en laissant Vernon tout seul avec un certain soulagement. – Mon vieil ami me donnera un coup de main, je le connais bien. – S’est dit Vernon avant de fermer les yeux. Bien que la journée se soit conclue sans rien qu’un goût emmerdant d’échec, cette information lui a donné de l’espoir pour sortir de sa sombre chute dans les rues. L’enfer était beaucoup plus intéressant dans la tête du jeune rockeur Vernon, lorsqu’il écoutait le titre de Highway to hell d’AC/DC. Mais la liberté qu’il s’est promis de poursuivre dans ses rêves de frénésie et de nuits éternelles n’est plus valable. Il l’apprit d’une mauvaise manière, mais être libre en ville n’est pas possible si tu n’as pas d’argent, peu importe tes gloires passées et les souvenirs d’antan.
Santiago Atamirano Salcedo
Comments